Chatila, 22 ans après...
Tout leur fait peur. La police, les chars d’assaut, les massacres dans les camps de Sabra et Chatila, du 16 au 18 septembre 1982 (que personne n’a oubliés), le travail (que personne ne parvient à trouver).
Mais ils ne craignent rien. Puisqu’ils s’en sont sortis jusqu’ici, ils s’en sortiront encore. Ils sont pauvres mais, s’ils voient un enfant qui mendie, ils tiendront à vous dire que ce n’est pas un des leurs, parce que, eux, ils n’ont jamais demandé la charité à personne.
Barricadés dans le passé, minés par la nostalgie, effrayés par l’avenir, ils sont certains de rentrer chez eux. Ils ne cessent de se le répéter, même s’ils n’y croient jamais.
Les Palestiniens du Liban sont entassés dans des quartiers sordides, perdus dans d’incroyables labyrinthes qui s’entortillent comme des intestins et montent en hauteur parce que le terrain est rare et le ciel infini.
A Chatila, les maisons sont d’abord construites sur deux niveaux mais sont par la suite surchargées de trois ou quatre étages supplémentaires. Au-dessous, les murs, tuyaux et câbles s’efforcent de soutenir le tout, on ne sait comment ; au-dessus, des familles nombreuses vivent leur vie immobiles. Pour ne pas sortir du camp. Parce qu’il vaut mieux ne pas sortir du camp.
Dehors, il y a les lois libanaises qui interdisent l’achat de propriétés immobilières à "tous les étrangers originaires de pays non reconnus par le Liban". Une formule tarabiscotée pour désigner les Palestiniens.
Dehors, il y a d’autres lois : celles qui interdisent aux Palestiniens d’exercer quelque 73 métiers, ou celles qui empêchent un Palestinien de détenir un passeport, de voyager, d’essayer d’oublier la terre promise en échange d’une vie normale.
Et puis, dehors, il y a le nouveau Beyrouth, qui avance vers le camp à petits pas et à coups de grands chantiers. Ces derniers temps, la crise économique a immobilisé les grues, mais, l’année prochaine ou celle d’après, Chatila - le camp du massacre d’il y a vingt-deux ans, le quartier où vivent encore aujourd’hui plus de 10 000 Palestiniens - sera balayé par de nouvelles vagues de constructions.
Un chauffeur de taxi libanais à qui j’ai demandé de me conduire à Chatila m’a brièvement répondu qu’il n’avait malheureusement pas le temps de me prendre en charge, car il venait juste de se souvenir d’une obligation importante. Le collègue qui a accepté de me prendre m’a expliqué qu’il était palestinien et qu’il travaillait clandestinement : "Chaque fois que je vois une voiture de police, je change de rue, parce nous n’avons pas le droit de conduire un taxi. Si des policiers me prenaient sur le fait, ils me confisqueraient la voiture."
Si un Palestinien parvient à acheter une maison en ville, ses fils, à sa mort, devront la laisser à l’Etat. Si un Palestinien est ingénieur, il devra souvent accepter de travailler comme maçon. Et s’il est médecin, il devra se contenter de faire des pronostics et des diagnostics à l’intérieur du camp.
Non, il n’est pas simple d’être originaire de Jaffa, d’Haïfa ou de Nazareth et de vivre à Beyrouth, à Tyr ou à Sidon : les hommes politiques et les intellectuels israéliens et palestiniens qui ont présenté la dernière initiative de paix en date [l’"initiative de Genève"] en sont conscients, et ils ont mis noir sur blanc que, au sujet des réfugiés, "la priorité devra être donnée aux Palestiniens réfugiés au Liban".
La guerre israélo-arabe a fait fuir les Palestiniens au Liban en 1948. C’est la nakba, la catastrophe, qui a fait perdre maisons et villages à 400 000 personnes, les forçant à émigrer en Syrie, en Egypte, en Jordanie. Et au Liban. Ces réfugiés et leurs descendants sont aujourd’hui plus de 4 millions.
"Notre histoire n’est pas une simple histoire, c’est une épopée", commente Motaz el-Dajjani, le fondateur de l’institut d’histoire populaire Al Jana. "Nous avons connu tous les types de guerre, nous avons souffert de tout. Mais nous sommes encore là."
La souffrance est occultée par la haine : disséminés dans douze camps, les Palestiniens du Liban forment un peuple en déroute, mais ils se considèrent comme une armée en guerre.
Les garçons sont en guerre, sans cesse confrontés à des images d’autres garçons de leur âge écrasés par les chars. Ils chantent : "Demande-nous d’où nous venons, demande-nous qui nous sommes. Nous sommes les Palestiniens, et, au cas où tu ne l’aurais pas compris, nous venons de la Palestine."
Les filles sont en guerre. Toujours souriantes, elles voudraient parler d’amour et vous assurent que le plus beau est Abdel Halim Hafez, le chanteur égyptien. Mais, quand on leur demande si elles pourraient éventuellement avoir un ami israélien, elles écarquillent les yeux, réfléchissent un instant et répondent d’un air rusé : "Bien sûr, comme ça je connaitrai mieux leurs points faibles."
Les hommes aussi sont en guerre, contraints au désoeuvrement du matin au soir, vaincus par les souvenirs et humiliés par les images qui chaque jour arrivent de Palestine par satellite. "Tu me vois maintenant assis ici comme une femme", soupire Simon, un chrétien du camp de Borj al-Barajné, "mais, si on m’appelle et si on me donne un fusil, je suis prêt à partir dès demain."
Nous demandons à Wassim, qui vit dans un camp proche de Tripoli, qui a des manières de lord et qui s’exprime dans un anglais digne d’Eton, s’il ne vaut pas mieux, tout compte fait, vivre au Liban plutôt que d’affronter l’armée israélienne dans la Bande de Gaza. "Mieux ? Ça m’ennuie de ne pas être là-bas. Qui d’autre que moi devrait défendre mon peuple et ma patrie ?"
La haine. Si on leur demande pourquoi, ils vous parlent des mères, des frères, des grands-pères morts à la guerre. Ils vous parlent des villages qu’ils ont été obligés d’abandonner.
Nous avons interrogé 30 ou 40 personnes. Toutes voudraient vivre en paix, mais presque toutes seraient prêtes à aller mourir à la guerre. Et personne n’a dit vouloir le faire au nom d’Allah, de Mahomet ou des vierges du paradis.
Les camps font partie de Beyrouth. Au sud, ils constituent un corps étranger que l’armée libanaise contrôle comme s’il s’agissait de prisons à ciel ouvert. On fait la queue pour en sortir, et on se fait contrôler au retour : il est interdit d’introduire du matériel de construction, fût-ce une porte, une lampe ou un pot de vernis.
Les Palestiniens du Liban n’ont pas le droit de construire quoi que ce soit parce qu’ici personne ne veut d’eux : ils doivent partir. Mais où ? De l’esplanade du camp de Rashidiyé, le regard suit facilement la côte et tombe sur les montagnes d’une terre qu’il est ici interdit d’appeler Israël.
Un vieil homme martèle : "Nous rentrerons chez nous" et, si on exprime quelque doute, il répète : "Nous rentrerons chez nous." De la même esplanade, Mourad, 30 ans et titulaire d’un diplôme d’odontologie qui lui permet de soigner les dents des enfants du camp, voit aussi autre chose : "Voici la mer, notre seule liberté."
Les vieux rabâchent les souvenirs et évoquent les villages d’où ils se sont enfuis, les jeunes rêvent à l’avenir et vous disent : "Emmène-moi en Italie" ou "Je voudrais partir pour l’Europe".
Tous savent d’où ils viennent - comme si c’était hier, comme si c’était eux qui avaient planté les oliviers détruits par les chars -, mais beaucoup savent aussi où ils voudraient aller. "Je suis informaticien", confie Humam, un jeune et talentueux musicien de Borj esh-Shemali, "et je voudrais travailler dans les pays du Golfe."
Les souvenirs sont ailleurs, l’avenir est ailleurs, et pour beaucoup le présent se situe également ailleurs. "J’ai fait des études en Russie, indique Mourad. Et ma vie est restée là-bas."
Ici, il ne reste que la mer. Souffrance, haine, espoir. Hommes et femmes ballottés par l’Histoire, détruits par la guerre, abandonnés par les plans de paix.
En prenant leur dernière "initiative de Genève", l’Israélien Yossi Beilin et le Palestinien Yasser Abed Rabbo, les premiers à se parler vraiment après trois ans de terreur, ont également débattu e leur sort. C’est la première fois que cela arrive, et une chose est sûre : il ne sera pas simple d’atténuer la douleur, il faudra de la patience pour vaincre la haine.
Et pourtant ils ont raison de discuter, parce que les Palestiniens du Liban sont des gens normaux. Outre la haine, les souvenirs, la douleur, il existe dans ces camps une volonté de vivre qui ne demande qu’à se transformer en désir de paix. "Je suis de Nazareth", dit Sami en riant. "Mais mon rêve, c’est d’émigrer aux Etats-Unis et de travailler là-bas pour Bill Gates." On est loin d’Oussama Ben Laden.